S’il est vrai qu’on construit désormais de moins en moins illégalement dans le pays, il n’en demeure pas moins vrai que crier tôt victoire serait aller vite en besogne. Les municipalités qui gèrent ce lourd dossier ne devront pas baisser la garde.
Construire illégalement, c’est ériger un logement ou un établissement sans avoir obtenu l’accord écrit de la municipalité, ce qu’on appelle «permis de bâtir». Celui-ci est délivré au terme d’une réunion de la commission spéciale à laquelle prennent part les représentants du gouverneur, des directions régionales des départements concernés (Équipement, Intérieur, Agriculture et Environnement) et, bien sûr, de ceux de la commune. Pour en bénéficier, il faut que le demandeur de ce permis présente un dossier complet avec tous les documents requis (titre de propriété, jeu de plans de situation et d’architecture, régularisation des taxes municipales et autorisations de la Steg, de la Sonede et de la Protection civile). Soit une montagne de papiers, d’où le rejet fréquent de dossiers et la période anormalement longue que met ladite commission pour enfin avaliser le permis tant désiré. A qui la faute ?
« Logiquement, il ne faut pas parler de longueur excessive », s’en défend Samir Feriani, sous-directeur à la direction de l’urbanisme, au ministère de l’Equipement et de l’Habitat. « Il vous suffira, explique-t-il, de voir le nombre impressionnant de dossiers à traiter, les multiples détails techniques à étudier et les recommandations du plan d’aménagement urbain à respecter absolument, pour savoir que tout retard dans l’examen des dossiers est indépendant de notre volonté ».
Des immeubles bâtis sans autorisation !
Historiquement, le phénomène des constructions anarchiques est né dans le sillage de la politique de dégourbification lancée dans les années 70. Il deviendra envahissant dans les années 80-90 et carrément sauvage, au lendemain de la révolution, à travers une poussée incontrôlable des logements, des usines, des étages de villas, avec un pic dans les cités populaires, terrain de prédilection incontournable de ce phénomène.
La situation était alors tellement hors contrôle que des immeubles avaient été érigés et des maisons bâties aussi bien au bord des oueds que sur le littoral. Le tout évidemment sans aucune autorisation officielle ! Il est vrai que certains ont payé cash (surtout pas de chèques, même pas des traites) pour acheter le silence de l’ennemi juré, en l’occurrence, l’agent relevant des services de la réglementation et de la police municipale et, plus tard, de la police environnementale (avant sa dissolution en 2023).
C’est bien cet agent qui décide de l’arrêt des travaux ou de leur poursuite. « Moi, j’accuse la mairie », lance Khaled Ben Mansour, résidant à La Marsa, qui estime que la municipalité qui s’évertue à durcir les conditions d’octroi de permis de bâtir est automatiquement perdante. D’abord, en se privant de recettes substantielles générées par les procédures, ensuite, en ouvrant la porte aux abus des contrevenants.
Tenez, cette anecdote réelle relayée en ce temps-là par les journaux tunisiens. « A l’été 1995, un habitant de la Cité Ettadhamen, instituteur de son état, est parti en vacances en famille, dans sa ville natale de Makthar (gouvernorat de Siliana). A son retour, deux mois après, quelle ne fut sa stupéfaction, en éprouvant de la peine à «localiser» son domicile. Ce dernier ayant été, il est vrai, ceint par trois logements fraîchement construits (sans permis de bâtir, bien entendu) pendant son absence !
La psychose des arrêtés de démolition
Selon le maire sortant de la commune de Raoued et de la Fédération tunisienne des présidents des municipalités, Adnene Bouassida, « quelque 450 mille constructions anarchiques ont été érigées entre 2012 et 2022 et près de 1350 quartiers les abritant ont été recensés durant la même période, alors que la ville de Raoued, avec un taux effrayant de 80%, occupe la peu reluisante première place au classement des cités les plus touchées par ce phénomène ».
Deux autres facteurs ont également, par le passé, contribué au développement alarmant de ce dernier. Il s’agit des arrêtés de démolition signés par le gouverneur et non exécutés, et des plans d’aménagement communaux (PAC). Concernant le premier facteur, il a été, depuis longtemps, établi que «l’interventionnisme» faisait la loi. En effet, la responsabilité de complicité était partagée par le maire et le gouverneur, l’un refusant de parapher l’arrêté de démolition, quand l’autre le laisse traîner dans les tiroirs. Et ce n’est pas un hasard si un arrêté de ce genre signé en 2012 dans une commune du gouvernorat de Sfax n’a été exécuté qu’en 2024 !
Outre la politique de rigueur et de transparence imposée aujourd’hui dans la gestion des deniers publics, force est de constater que le phénomène des constructions anarchiques a perdu considérablement du terrain, grâce aussi à l’engagement des mairies à élaborer leurs plans d’aménagement urbain pour les unes, et à les réviser pour les mettre à jour, pour les autres.
«Notre PAC qui a mis du temps pour voir le jour ne manquera sans doute pas de nous permettre, dans les jours à venir, de neutraliser à jamais ce phénomène», assure Mohamed Kanoun, ingénieur et chef de service à la direction des travaux de la municipalité de La Soukra. Alors, poursuivons le travail et surtout pas de relâchement de la vigilance.